N°127 «Les normes pratiques en vigueur dans les secteurs de l’éducation et la santé au Niger. Une base pour des réformes ancrées dans la réalité?», Par Jean-Pierre Olivier de Sardan, Mahaman Tahirou Ali Bako et Abdoutan Harouna (2018)
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- Dernière mise à jour 22/06/2022
N°127 «Les normes pratiques en vigueur dans les secteurs de l'éducation et la santé au Niger. Une base pour des réformes ancrées dans la réalité?», Par Jean-Pierre Olivier de Sardan, Mahaman Tahirou Ali Bako et Abdoutan Harouna (2018)
les normes pratiques dans les administrations nigériennes[1]
Les enseignants et les personnels de santé, comme tous les fonctionnaires de l’Etat au Niger, connaissent pour l’essentiel assez bien les normes officielles, qu’ils ont apprises lors de leur formation initiale (à la Faculté des sciences de la santé et dans les diverses écoles paramédicales pour les personnels de santé, ou dans les Ecoles normales d’instituteurs pour les enseignants des écoles primaires), ainsi que dans d’innombrables formations complémentaires à l’initiative et avec le financement des bailleurs de fonds et des ONGs internationales.
Et pourtant, on constate, dans le fonctionnement des formations sanitaires et des écoles, d’innombrables et constants écarts de comportements par rapport à ces normes officielles. Prenons-en quatre exemples courants.
- Il peut s’agir de ce qu’on appelle parfois « la petite corruption ».
Pour obtenir une affectation dans une école urbaine et éviter un village reculé, un instituteur donnera un mois ou plusieurs mois de salaire, ou une somme forfaitaire, à l’inspecteur de la direction départementale de l’enseignement primaire: c’est une pratique courante.
- Mais il s’agit aussi de pratiques considérées comme légitimes, qui s’écartent néanmoins des normes officielles, et nuisent à l’efficacité des services.
Bien au-delà du maximum de jours d’absence annuels stipulés par la loi, les absences des sages-femmes pour cause de baptême, mariage ou décès concernant un large cercle de parents, amis et connaissances s’accumulent de semaine en semaine.
- Parfois, certains comportements qui bafouent les lois et règlements peuvent être nécessaires dans l’intérêt du service.
Face à l’absence de certains médicaments dans les formations sanitaires (en raison des retards de remboursements par l’Etat pour les prestations fournies aux catégories exemptées de paiement) de nombreux soignants délivrent des ordonnances informelles (sur des « bouts de papier ») aux patients afin qu’ils puissent acheter ces médicaments dans les pharmacies privées (pratique interdite par le Ministère de la santé)
- Enfin, certaines pratiques sont largement déplorées et pourtant elles se perpétuent sans être vraiment combattues.
Les inspecteurs, les conseillers pédagogiques et les directeurs d’établissements scolaires se plaignent de l’absence de sanctions à l’encontre des enseignants incompétents, corrompus ou absentéistes, mais presque tous baissent les bras face aux problèmes que leur créerait toute tentative de leur part de punir un subordonné fautif.
On ne peut imputer ces différents écarts à une méconnaissance des normes officielles. Tout enseignant sait qu’acheter une affectation de complaisance est illégal et immoral ; les sages-femmes savent que leurs absences pour motifs « sociaux » sont abusives au regard du code du travail ; les infirmiers savent qu’ils ne doivent pas délivrer des ordonnances pour le secteur privé; les inspecteurs de l’éducation nationale connaissent la gamme des sanctions règlementaires disponibles.
Mais pourtant les uns et les autres continuent le plus souvent à se comporter ainsi de façon routinière. Chacun, ou presque, trouve plus ou moins « normal » de ne pas respecter en telles et telles occasions les normes officielles. Ces écarts aux normes officielles sont devenus des « habitudes ». Il ne s’agit pas de comportements marginaux, ou pathologiques, ou criminels. Les « comportements non-observants », c’est-à-dire non conformes aux règles publiques et professionnelles, sont fréquents, banals. Ils sont tolérés même quand ils sont critiqués. Nous appelons « comportements non observants » les pratiques quotidiennes des enseignants ou des personnels de santé qui ne suivent pas à la lettre les normes officielles de la fonction publique ou les normes de leur métier (procédures sanitaires, règles éducatives, déontologie, etc.)[2]. Ces pratiques peuvent relever de la corruption, du clientélisme, de l’interventionnisme, de l’absence de conscience professionnelle, mais aussi avoir un contenu « palliatif » ou de « débrouille » lorsque les normes officielles ne peuvent être appliquées dans les contextes réels des écoles nigériennes ou des formations sanitaires nigériennes, ce qui est bien souvent le cas. Un constat s’impose : les comportements « non observants » sont généralisés, ils sont l’expression d’une crise grave du système scolaire nigérien et du système de santé nigérien, crise qu’ils contribuent eux-mêmes à reproduire, et témoignent de ce que la qualité de l’enseignement public et la qualité des prestations sanitaires laissent beaucoup à désirer et se sont même considérablement dégradées à divers niveaux, alors même que les écoles, les collèges, les centres de santé et les hôpitaux se sont multipliés à travers le pays depuis quelques décennies.
Ces comportements non-observants sont le plus souvent à la source des dysfonctionnements des services publics en général et des services sociaux en particulier, dans un contexte général où l’important accroissement quantitatif de ces services contraste avec leur mauvaise qualité. Tous les usagers de ces services (parents d’élèves ou patients) s’accordent, dans les nombreux entretiens que nous avons eus avec eux, pour critiquer cette mauvaise qualité, et l’attribuer d’un côté à la gouvernance publique (au-delà de tel ou tel gouvernement) mais aussi, de l’autre côté, aux comportements des enseignants
[1] Ce rapport est issu du programme de recherche « Accountability through practical norms: civil service reform in Africa from below », Centre of African Studies, University of Edinburgh, financé par British Academy (Anti-Corruption Evidence Programme). Les données recueillies ne prennent pas en compte d’éventuelles innovations ou réformes qui seraient intervenues après aout 2017.
[2] L’observance (compliance, en anglais) est un concept que nous empruntons à la santé publique (l’observance des prescriptions médicales) ; elle est appelée dependability par Britan & Cohen (1980 : 20) : « the degree to which an official behaves with the rules and regulations governing his office »